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Jean-Claude Lasserre (1939-2002)

 

 

Jean Claude Lasserre

 

Voilà déjà un an que Jean-Claude Lasserre nous a quittés. Conservateur général du patrimoine, fondateur de l’Inventaire général en Aquitaine, membre de la Société archéologique de Bordeaux (et de quelques autres) ; collectionneur de peinture contemporaine, conteur érudit, amateur au mei1leur sens du terme, homme aux
activités et aux passions multiples, complémentaires ou déroutantes, il a laissé , à ceux qui l’ont connu, un souvenir vif et sensible.
Né à Orthez, il n’a jamais oublié ses origines béarnaises même si ses études d’histoire et d’histoire de l’Art l’ont mené à Bordeaux où il s'était définitivement installé. En1967, à la fin de ses études, le professeur Higounet lui confie la mise en œuvre de l'inventaire général en Aquitaine, ce grand projet lancé trois ans plus tôt par André Malraux et André Chastel afin de "recenser, étudier et faire connaître le patrimoine de la France" du Moyen Age à nos jours. C’était de 1a part de Charles Higounet, une preuve de confiance solide dans une rigueur scientifique indispensable et une curiosité universelle, capable de répondre à l’ambitieux qualificatif de " général ". Preuve de confiance encore dans des talents de conciliateur et d'organisateur pour assurer le recrutement et le fonctionnement d'une équipe d'architectes et de photographes, d'historiens de l’art et de géomètres. II fallait également une persuasion charmeuse pour ouvrir aux "inventeurs" du patrimoine des fermes et des châteaux dont les propriétaires n'y avaient encore jamais songé. Toutes ces qualités réunies étaient assurément nécessaires pour mettre en route cette entreprise immense et généreuse. Cet inventaire général, il y crut toute sa vie avec force et passion, ce qui l'entraîna sur des terres de découvertes qui nous sont, grâce à lui, devenues familières.

Il nous est difficile aujourd'hui, à l'heure des outils informatiques, des vocabulaires scientifiques et des notices patrimoniales sur Intemet, d'imaginer ces temps pionniers
où la méthode était entièrement à construire. Jean-Claude Lasserre aimait à conter aux 'Jeunes" du service sa première campagne en Dordogne, pour laquelle il était parti dans sa
Simca 1000 bringuebalante, armé de son savoir acquis à l'Université et de son seul cartable -pourvu d'un gros calepin et d'un crayon. Cette méthode qui fait maintenant l'efficacité du service, Jean-Claude Lasserre n'a pas peu contribué à la construire avec ses collègues de toute la France. Il était de ceux qui savent élaborer une réflexion théorique à partir de leur expérience de terrain. Et s'i1 a su ne jamais abandonner ce terrain fondamental, source de
nouvelles connaissances, de même son esprit réflexif ne s'est jamais arrêté : sa pensée a toujours été en mouvement ouverte à un fait nouveau, à une nuance, aux prémices de
changement, prête à se reconstruire dans une vision plus large ou plus subtile. De l'objet au territoire, du territoire à la frontière, Jean-Claude Lasserre nous a montré que 1'art et 1'architecture révèlent bien plus qu'i1 n'y paraît des réalités humaines à qui en interroge les correspondances sans préjugés.
C'est donc avec cette intelligence passionnée, mais aussi une attention personnelle pour chacun, qu'il a conduit l'équipe de l'Inventaire en Aquitaine pendant plus de trente
ans. Trente ans d'évolutions et d'adaptations continues, depuis les campagnes estivales, bénévoles et ponctuelles à un service de la Direction régionale des affaires culturelles,
depuis la machine à écrire aux notices informatisées, depuis le tirage photographique sur papier glacé au cliché numérique. Identifier, répertorier, expliquer, l’accumulation de
données collectées sur le terrain et aux archives, la prise en compte précoce de nouveaux champs du patrimoine ont fait de l'inventaire une ressource documentaire irremplaçable sur le patrimoine de la région. Une des dernières intuitions de Jean-Claude Lasserre fut de retourner dans le canton de Peyrehorade trente après le premier inventaire : qu'étaient devenues ces fermes et ces églises répertoriées et publiées en 1973 ? I1 n'eut pas le temps d'en voir le
résultat, qui l'aurait sûrement rassuré sur le bien-fondé de l'action du service : la publication a joué le rôle d'un label, et contribué ainsi à préserver ces édifices qui participent
de la physionomie du Pays d'Orthe.

La tâche de conservateur régional de l'Inventaire était déjà fort prenante : Jean-Claude Lasserre, dans son inlassable activité pour le patrimoine, ne s'en est pas contenté. Il participait aux travaux de plusieurs sociétés savantes, auxquelles il fut toujours fier d'appartenir. A la
Société Archéologique de Bordeaux, il s'attacha à organiser des excursions, car il ne pouvait concevoir le patrimoine que dans son site, en relation avec tous les autres objets
patrimoniaux alentour, dans un système de réseaux et d'emboîtements. Cette certitude pressentie, évidente, il 1'a exprimée plus tard dans une brillante communication aux
Entretiens du Patrimoine 2.

Dans I ‘aventure du Festin, il fut directeur éditorial de 1994 à 1998. Toujours prêt à imaginer des sujets neufs et chercher des contributions inédites, il était aussi un relecteur plein d'exigence et de finesse, soulignant infailliblement la phrase mal bâtie, le hiatus dans le raisonnement ou l’illustration manquante.

Plus personnels mais tout aussi révélateurs, ses choix de recherche firent de lui, avec une poignée de confrères, le défenseur constant et avisé d'un XIXe siècle qui n'était
guère prisé à cette époque, alors que les qualificatifs réducteurs d'industriel et pompier en cachaient trop souvent l'indéniable richesse. Nombre de ses communications
s'attachent à éclairer les ambitions encyclopédiques, les rêves historiques
et les savoir-faire du XIXe siècle, jusqu'à son dernier article sur les restaurations du château de Roquetaillade 3. Ses notes sur les vitraux des ateliers bordelais feront, espérons-le, 1' objet d'une publication qu'il n'a pu lui-même achever.

Mais le XIXe siècle n'est-il pas aussi un passionnant laboratoire de l'alchimie entre l'étude du patrimoine et une création consciente de ses références et de son inventivité ?
Jean-Claude Lasserre fut éminemment sensible à ce jeu permanent et subtil entre l'apport du passé et la création contemporaine. Il s'emportait contre l’idée d'un patrimoine
pur, propre, intangible et congelé, tant l'expérience donne à voir la richesse et la vitalité des œuvres réappropriées, réhabilitées, avec l'intelligence de ce qui fut et de ce qui peut advenir. Les siècles passés l'avaient souvent compris par économie et pragmatisme. Avec lui, le dialogue entre le conservateur et le créateur était toujours dialectique.

Ce n'est pas un hasard s'il aimait établir une certaine complicité avec des créateurs, singulièrement avec des peintres. Ses samedis étaient régulièrement dévolus aux visites des galeries bordelaises. I1 aimait acquérir – autant que son salaire de fonctionnaire le lui permettait – des tableaux qui le touchaient, guidé par son enthousiasme plus que par de "sérieuses" considérations. Il savait aussi la nécessité pour les artistes de lieux d'exposition et de rencontres, et s'en préoccupait, à Soulac, à Mérignac. II organisa notamment une exposition consacrée à Jac Belaubre. Dans sa collection personnelle, figurent des
œuvres insolites et inclassables de Jean Cocteau.

Le souvenir que Jean-Claude Lasserre a laissé à ceux qui l'ont connu est aussi tissé de sa verve chaleureuse pour faire partager ses passions. Une verve qu'i1 dépensait avec
autant d'énergie devant une éminente assemblée et en face d'un étudiant timide qui se présentait à lui pour sa première recherche. Pourtant ce verbe de conteur, mêlant l'humour
et le sérieux, était poli, poncé, limé pour chaque article et chaque préface, dont il soignait la phrase pour mieux exprimer la pensée. Facette complémentaire de cette parole
généreuse, son dernier péché était la gourmandise, de littérature, d'art, de cinéma, de bandes dessinées, de voyages - surtout en Italie. Et de cette insatiable curiosité
collectionneuse et gourmande est née une vision du monde, du patrimoine et de la création - une vision dont l'être humain est essentiellement le cœur.

H. Mousset

1. La documentation comporte à ce jour plus de I 50 000 clichés et 17 000 dossiers.
2. "La démarche de l'Inventaire général : un patrimoine global appréhendé dans son contexte)>. Patrimoine, temps, espace. Patrimoine en place, patrimoine déplacé, sous la présidence de François Furet, de l’Académie française. Entretiens du patrimoine. Théâtre national de Chaillot. Paris, 22, 23 et 21 janvier 1996. Paris, Fayard / Éditions du patrimoine, 1997. p. 289-292.
3. "En Bazadais, un château décoré par Viollet-le-Duc et Edmond Duthoit », Le Festin, no°42, 2002 , 34-43.


Hommage publié dans la Revue Archéologique de Bordeaux Tome XCIII Année 2002